Léda - L'étude des animaux

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Jaguar

1707 - 1788 - Comte de Buffon - Histoire naturelle Tome 9 - Le jaguar [extrait]

Jaguar Cuvier HNDM jpg
Jaguar mâle - Cuvier - Hist. nat. - Source

[...] Nous n’avons pas vu cet animal vivant, mais on nous l’a envoyé bien entier et bien conservé dans une liqueur préparée, et c’est sur ce sujet que nous en avons fait le dessin et la description: il avait été pris tout petit, et élevé dans la maison jusqu’à l’âge de deux ans, qu’on le fit tuer pour nous l’envoyer; il n’avait donc pas encore acquis toute l’étendue de ses dimensions naturelles; mais il n’en est pas moins évident par la seule inspection de cet animal, âgé de deux ans, qu’il est à peine de la taille d’un dogue ordinaire ou de moyenne race, lorsqu’il a pris son accroissement entier.

C’est cependant l’animal le plus formidable, le plus cruel, c’est en un mot le tigre du nouveau monde, dans lequel la Nature semble avoir rapetissé tous les genres d’animaux quadrupèdes. Le jaguar vit de proie comme le tigre, mais il ne faut pour le faire fuir que lui présenter un tison allumé, et même lorsqu’il est repu, il perd tout courage et toute vivacité, un chien seul suffit pour lui donner la chasse; il se ressent en tout de l’indolence du climat, il n’est léger, agile, alerte que quand la faim le presse.

Les Sauvages, naturellement poltrons, ne laissent pas de redouter sa rencontre; ils prétendent qu’il a pour eux un goût de préférence, que quand il les trouve endormis avec des Européens, il respecte ceux-ci, et ne se jette que sur eux. On conte la même chose du léopard, on dit qu’il préfère les hommes noirs aux blancs, qu’il semble les connaître à l’odeur, et qu’il les choisit la nuit comme le jour. [...]


1818 - 1894 - Charles-Marie Leconte de Lisle
Le Jaguar

Sous le rideau lointain des escarpements sombres
La lumière, par flots écumeux, semble choir ;
Et les mornes pampas où s'allongent les ombres
Frémissent vaguement à la fraîcheur du soir.

Des marais hérissés d'herbes hautes et rudes,
Des sables, des massifs d'arbres, des rochers nus,
Montent, roulent, épars, du fond des solitudes,
De sinistres soupirs au soleil inconnus.

La lune, qui s'allume entre des vapeurs blanches,
Sur la vase d'un fleuve aux sourds bouillonnements,
Froide et dure, à travers l'épais réseau des branches,
Fait reluire le dos rugueux des caïmans.

Les uns, le long du bord traînant leurs cuisses torses,
Pleins de faim, font claquer leurs mâchoires de fer ;
D'autres, tels que des troncs vêtus d'âpres écorces,
Gisent, entre-bâillant la gueule aux courants d'air.

Dans l'acajou fourchu, lové comme un reptile,
C'est l'heure où, l'oeil mi-clos et le mufle en avant,
Le chasseur au beau poil flaire une odeur subtile,
Un parfum de chair vive égaré dans le vent.

Ramassé sur ses reins musculeux, il dispose
Ses ongles et ses dents pour son oeuvre de mort ;
Il se lisse la barbe avec sa langue rose ;
Il laboure l'écorce et l'arrache et la mord.

Tordant sa souple queue en spirale, il en fouette
Le tronc de l'acajou d'un brusque enroulement ;
Puis sur sa patte roide il allonge la tête,
Et, comme pour dormir, il râle doucement.

Mais voici qu'il se tait, et, tel qu'un bloc de pierre,
Immobile, s'affaisse au milieu des rameaux :
Un grand boeuf des pampas entre dans la clairière,
Corne haute et deux jets de fumée aux naseaux.

Celui-ci fait trois pas. La peur le cloue en place :
Au sommet d'un tronc noir qu'il effleure en passant,
Plantés droit dans sa chair où court un froid de glace,
Flambent deux yeux zébrés d'or, d'agate et de sang.

Stupide, vacillant sur ses jambes inertes,
Il pousse contre terre un mugissement fou ;
Et le jaguar, du creux des branches entr'ouvertes,
Se détend comme un arc et le saisit au cou.

Le boeuf cède, en trouant la terre de ses cornes,
Sous le choc imprévu qui le force à plier ;
Mais bientôt, furieux, par les plaines sans bornes
Il emporte au hasard son fauve cavalier.

Sur le sable mouvant qui s'amoncelle en dune,
De marais, de rochers, de buissons entravé,
Ils passent, aux lueurs blafardes de la lune,
L'un ivre, aveugle, en sang, l'autre à sa chair rivé.

Ils plongent au plus noir de l'immobile espace,
Et l'horizon recule et s'élargit toujours ;
Et, d'instants en instants, leur rumeur qui s'efface
Dans la nuit et la mort enfonce ses bruits sourds.

Jaguar Nouvelle Espagne Buffon jpg
Jaguar Nouvelle Espagne - Buffon - HN - Source

1818 - 1894 - Charles-Marie Leconte de Lisle
Le Rêve du Jaguar

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
Dans l'air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s'enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L'araignée au dos jaune et les singes farouches.
C'est là que le tueur de boeufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l'écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D'un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;
Et, dans l'illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.