Léda - L'étude des animaux

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Crapaud

1756 - 1825 - Comte de Lacépède - Histoire naturelle Tome 1 - Le crapaud commun [extrait]

Depuis longtemps l’opinion a flétri cet animal dégoûtant, dont l’approche révolte tous les sens. L’espèce d’horreur avec laquelle on le découvre, est produite même par l’image que le souvenir en retrace; beaucoup de gens ne se le représentent qu’en éprouvant une sorte de frémissement, et les personnes qui ont le tempérament faible et les nerfs délicats, ne peuvent en fixer l’idée, sans croire sentir dans leurs veines le froid glacial que l’on a dit accompagner l’attouchement du crapaud.

Tout en est vilain, jusqu’à son nom, qui est devenu le signe d’une basse difformité; on s’étonne toujours lorsqu’on le voit constituer une espèce constante d’autant plus répandue, que presque toutes les températures lui conviennent, et en quelque sorte d’autant plus durable, que plusieurs espèces voisines se réunissent pour former avec lui une famille nombreuse. On est tenté de prendre cet animal informe pour un produit fortuit de l’humidité et de la pourriture, pour un de ces jeux bizarres qui échappent à la Nature; et on n’imagine pas comment cette mère commune, qui a réuni si souvent tant de belles proportions à tant de couleurs agréables, et qui même a donné aux grenouilles et aux raines une sorte de grace, de gentillesse et de parure, a pu imprimer au crapaud une forme si hideuse.

Et que l’on ne croie pas que ce soit d’après des conventions arbitraires qu’on le regarde comme un des êtres les plus défavorablement traités: il paraît vicié dans toutes ses parties. S’il a des pattes, elles n’élèvent pas son corps disproportionné au-dessus de la fange qu’il habite. S’il a des yeux, ce n’est point en quelque sorte pour recevoir une lumière qu’il fuit. Mangeant des herbes puantes ou vénéneuses, caché dans la vase, tapi sous des tas de pierres, retiré dans des trous de rochers, sale dans son habitation, dégoûtant par ses habitudes, difforme dans son corps, obscur dans ses couleurs, infect par son haleine, ne se soulevant qu’avec peine, ouvrant, lorsqu’on l’attaque, une gueule hideuse, n’ayant pour toute puissance qu’une grande résistance aux coups qui le frappent, que l’inertie de la matière, que l’opiniâtreté d’un être stupide, n’employant d’autre arme qu’une liqueur fétide qu’il lance, que paraît-il avoir de bon, si ce n’est de chercher, pour ainsi dire, à se dérober à tous les yeux, en fuyant la lumière du jour? [...]


1802 - 1885 - Victor Hugo - Le Crapaud

Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident
Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d'Augustules,
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)
Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils ;
L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière ;
Le soir se déployait ainsi qu'une bannière ;
L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde ; et, plein d'oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni,
Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux.

Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C'était un prêtre ayant un livre qu'il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l'œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
– J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel ; –
Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l'atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l'aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d'eux, riant, – l'enfant rit quand il tue, –
Se mit à le piquer d'une branche pointue,
Élargissant le trou de l'œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l'ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n'a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d'être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d'une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait ; son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu'il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action, empirer la misère !
Ajouter de l'horreur à la difformité !

Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu'elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L'ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s'y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l'homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s'étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l'achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l'être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles.
– Hélas ! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l'horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. –

Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C'était de la fureur et c'était de l'extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l'étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d'une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;
Et l'ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d'un versant si dur que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l'âne allait geignant et l'ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L'âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l'homme ne va pas.

Les enfants entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête ! »
Crièrent-ils. « Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c'est bien plus amusant. »

Tous regardaient. Soudain, avançant dans l'ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L'âne vit le crapaud, et, triste, – hélas ! penché
Sur un plus triste, – lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l'ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l'affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.

Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire, –
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !

Bonté de l'idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n'ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l'ombre secourant l'ombre,
L'âme obscure venant en aide à l'âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant,
Le damné bon faisant rêver l'élu méchant !
L'animal avançant lorsque l'homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu'elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu'un éclair de grâce brille en elle
Pour qu'elle soit égale à l'étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l'insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté, qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l'inconnu,
Instinct qui, dans la nuit et dans la souffrance, aime,
Est le trait d'union ineffable et suprême
Qui joint, dans l'ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand innocent, l'âne, à Dieu le grand savant.

crapaudine - dict. Le Littré [extrait]

Espèce de pierre qu'on croyait se trouver dans la tête des crapauds et qui est la dent pétrifiée du poisson appelé loup marin. "Il est faux que la crapaudine change de couleur et qu'elle sue quand on l'approche du gobelet où il y ait du poison; quoique Boot et quelques autres assurent que la crapaudine se trouve dans la terre, je ne voudrais pas néanmoins contester qu'il ne s'en trouve dans la tête des vieux crapauds, mais il est certain que celle que nous vendons ne provient pas de ces animaux", [Pomet, Hist. des drogues, dans DE LABORDE, Émaux, p. 233].


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Crapaud bossu - Lacépède - Hist. nat. - Source

1864 - 1910 - Jules Renard - Histoires naturelles
Le crapaud

Né d’une pierre, il vit sous une pierre et s’y creusera un tombeau.
Je le visite fréquemment, et chaque fois que je lève sa pierre, j’ai peur de le retrouver et peur qu’il n’y soit plus.
Il y est.

Caché dans ce gîte sec, propre, étroit, bien à lui, il l’occupe pleinement, gonflé comme une bourse d’avare.
Qu’une pluie le fasse sortir, il vient au-devant de moi. Quelques sauts lourds, et il me regarde de ses yeux rougis.
Si le monde injuste le traite en lépreux, je ne crains pas de m’accroupir près de lui et d’approcher du sien mon visage d’homme.
Puis je dompterai un reste de dégoût, et je te caresserai de ma main, crapaud!
On en avale dans la vie qui font plus mal au cœur.

Pourtant, hier, j’ai manqué de tact. Il fermentait et suintait, toutes ses verrues crevées.
— Mon pauvre ami, lui dis-je, je ne veux pas te faire de peine, mais, Dieu! que tu es laid!
Il ouvrit sa bouche puérile et sans dents, à l’haleine chaude, et me répondit avec un léger accent anglais:
— Et toi?

Crapaud Bonnard jpg
Le crapaud - Illustration de P. Bonnard - Source

Grenouille Crapaud Lacépède HN jpg
Grenouille - Crapaud - Lacépède - HN - Source